Chapitre IV : Hésitation

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Complètement pris au dépourvu quand Flore tire son épée, le groupe subit un assaut inattendu. Flore vise le plus à droite un godelureau dont les mains trop fines et trop blanches affirment qu'il n'a pas habitude de tenir une arme. Une attaque lourde lui fait traverser la lame de Flore au travers de la cuisse, retirée aussitôt de sa gangue de chair, l'épée laisse jaillir un gros bouillon de sang et l'homme un hurlement alors qu'il s'effondre au sol en tentant de contenir la plaie. L'Archer est presque engagé, trop court pour armer sa flèche, trop surpris pour y penser, c'est son autre acolyte à sa gauche qui subit la seconde attaque de Flore, mais lui lève son épée pour parer le coup. Peu habituée à cogner l'acier, l'arme du brigand se brise en deux au contact du métal rustre mais solide des forges Laymore.

De l'autre côté Kraken a chargé l'homme au bouclier. De sa démarche étrange, il effraye complètement le sicaire qui par réflexe se met en garde haute, s'handicapant lui-même lorsque d'une accélération le lézard se rue sous son bouclier rond et lui broie la cheville de sa puissante mâchoire, le forçant à la chute d'un tour de tête.

Reste le costaud au bâton qui de suite assène une volée de coups au lézard, laissant des zébrures ensanglantées au travers de ses écailles, l'homme à la hache qui flanquait l'archer porte un coup réflexe à hauteur d'épaule à Flore, trop rapide pour lui permettre d'esquiver, mais trop peu habituer à l'épaisseur d'une maille renforcée de plaques pour que le coup pénètre. Flore en sera bonne pour une grosse contusion. Si elle survit, car l'Archer reprend confiance et de ses doigts agiles, encoche un trait mortel dans la corde de son arme...

Kraken a attendu que son adversaire lâche bouclier et épée pour tenter de s'arracher à son emprise, dès que ce fut fait, le lézard lâche la cheville broyée et laissant l'homme incapable de se défendre, lui saute à la gorge, labourant son ventre de ses griffes courbées et impitoyables. L'homme au bâton tente de le frapper de plus belle, le métal alourdissant les extrémités laisse une mauvaise blessure dans le côté de l'animal qui relâche à peines son emprise sur la gorge de sa proie.

L'homme à la hache ne fait pas le poids contre Flore, il n'a aucune technique de combat, du moins pas contre un chevalier en armure. L'étonnement se lit sur son visage quand il voit une femme au bout de cette armure. Sa lenteur permet à Flore de le placer comme elle le veut. La lame de l'épée de la fille Laymore oblique soudainement et traverse la défense du brigand dont le flanc se déchire, exhibant des côtes privées de tout habit de chair et donnant un aperçu de plusieurs organes vitaux dont certains entament une échappée lente et inexorable hors de la vaste plaie. Mais l'archer a retenu son geste, visiblement bien plus entraîné que les autres à garder son sang froid, la surprise aura moins gâté son art du combat que pour ses compagnons.

La corde claque, la flèche part, Flore est crucifiée. Elle ne cille pas.

Elle ne souffre pas non plus.

Un second claquement de corde et l'homme au bâton s'effondre à son tour, une flèche dans la gorge, tout comme l'archer dont la propre flèche tombe au sol, inerte.

Il ne reste plus rien à entendre si ce n'est des râles d'agonie ou du sang giclant à gros bouillons.

Derrière un arbre, un petit rouquin en sueur, les yeux exorbités, se met à trembler de tout son corps, serrant de toutes ses forces un arc presque trop grand pour lui contre sa poitrine.

Martin est livide, il adresse un sourire malade à Flore quand elle lui pose la main sur l'épaule et semble aussi fier que fiévreux. Sitôt sa maîtresse a t'elle tournée les talons en direction de Langres qu'il se cache dans un fourré pour y rendre ses tripes. Aussi est il bien en mal de répondre à la question posée.

Langres n'est pas mort, pas encore du moins. Retirer la flèche serait une erreur, d'autant plus qu'à voir celles restantes dans le fourreau de l'archer, les pointes en sont barbelées... Il faudrait plus qu'un médecin, mais bien un sorcier pour empêcher le Prince de mourir au mieux dans quelques jours.

Kraken, placide, mâche une main... Puis recrache un élement qui manifestement n'était pas à son goût...

Après un retour piteux, le visage tiré, Martin s'exécute sans trop chercher à comprendre pourquoi sa maîtresse veut sauver celui qu'il prend pour un brigand comme les autres. Il enlève le blason avec son petit couteau et aide à la confection rapide d'un brancard. La fouille des mercenaires ne donne rien de très probant sauf... Une pièce d'or dans une bourse pleine de pièces de cuivres. Une pièce d'or qui vient de Castral Roc, fief des Lannister. Soudainement l'ombre de ces hommes change dans l'esprit de Flore, et l'impression soudaine et fugace d'une invasion se noue autour de cette seule pièce d'or...

Langres est toujours inconscient, son souffle est régulier, mais sa respiration siffle, le saignement est peu abondant, et pourtant se visage se fait assez pâlide. Il reste inconscient. Martin le regarde longuement pendant que Flore le traîne. Au moment de retrouver les chevaux, après avoir traversé deux heures durant une forêt certes magnifque mais néanmoins accidentée, Martin pose la main sur le front du blessé, tire sur une paupière et annonce : "Il est empoisonné maîtresse. La flèche a cogné contre l'os et n'a tranché que de la chair, ça ne le tuera pas. Mais sa plaie sent mauvais et il a de la fièvre. "

La respiration faible et chaude de Langres sur sa nuque, Flore entame une longue chevauchée dont chaque changement de position lui fait craindre la mort de son prince contre ses épaules. Le rythme est lent, prudent, patient même… Il s’accroche. L’animal a le cuir dur, il veut vivre.

Plus tôt dans l’après-midi, Martin avait expliqué comment il s’était réveillé sur une tombe dont il avait arraché la mousse en chutant. Ne sachant pas lire, il n’avait pas pu lire le nom, mais il avait reconnu le blason des Laymore, et un visage sculpté qui avait été cassé à coups de masse. Pendant plusieurs heures il était resté dans une brume épaisse, mais il n’avait pas peur, il sentait que quelqu’un de fort était à ses côtés, il était rassuré. Quand il avait trouvé la force de se relever, il avait marché en se tenant d’arbre en arbre, en entendant du bruit au loin, des voix d’hommes. Il les avait suivis sans vraiment savoir comment, caché dans les zones les plus denses du bois. La présence était toujours là. Il avait buté dans un arc et des flèches qu’il avait saisis aussitôt et là, ses souvenirs devenaient flous. Il se voyait décocher les traits mortels, mais sans savoir si c’est bien lui qui l’avait fait, ou s’il regardait quelqu’un d’autre le faire…



Le retour sur la route principale dissipe l’atmosphère étrange qui entourait le périple. La notion de distance avait complètement été perdue, car à peine sortie des bois, Flore peut voir les lumières de Wyrmndos, le dernier village avant de descendre vers Dun Mask où il faudra prendre le bateau vers Mort-Amer.





Persuadée de s’être perdue vers le Sud-Ouest, la petite compagnie est très surprise d’arriver sur Wyrmdnos par le Nord-Est. Le début de soirée arrivant, la nuit est vite là, et une brise fraîche fait remonter les cols et serrer les capuches. Brûlant, Langres ne semble pas affecté par le changement de température. Sa main droite s’accroche à la ceinture de Flore, c’est le seul geste qu’il semble capable de faire. Sur son visage, les vénules prennent une teinte violacée qui inquiètent Martin.




Wyrmndos est un assemblage hétéroclite de bâtisses en bois peu élevées, aux toits de pailles et de fagots. Son allée principale est à peine dessinée dans le sol. Des champs en mauvais état encadrent l’espace autour du bourg, et les habitants faméliques donnent plus l’impression d’errer que d’habiter ici. Ils sont des ombres, des souvenirs d'êtres humains, mais la peur et la résignation que l'on peut percevoir dans leurs yeux fait froid dans le dos. La poignée d’enfants qui jouait avec une balle de son s’enfuit en courant lorsque la silhouette de la cavalière s’avance. Kraken sème une franche panique chez tout ce qui restait encore dehors, les volets et les portes claquent et rapidement, avant d’avoir pu ouvrir la bouche, il ne reste que Flore, son blessé, son lézard et son écuyer au milieu d’une rue de poussière, vide, traversée de temps à autre part une boule de branchages balayés par le vent…

La plus grande bâtisse est d’un style un peu plus récent des murs de briques blanchis à la chaux et a dû servir de Temple des Sept pendant un temps. Aujourd’hui c’est le bourgmestre qui y habite et selon lui, le dernier Septon est mort d’avoir trop bu il y a bien cinq ans. L’homme, Grand Jon, est un géant au visage cabossé dont les pattes d’ours ne peuvent pas dissimuler la bonté qui émane de ses petits yeux. Quand Flore frappe à sa porte, il ouvre lui-même et pousse un soupire résigné. Il l’invite à entrer, comme on ferait entrer la mort poliment dans sa maison. Huit marmots en bas âge courent sur un sol propre et dallé, deux femmes, une rousse et une brune, fabriquent des paniers près d’un grand feu dans une salle qui devait être la sacristie. L’homme lui apporte un tabouret et un morceau de pain.


Grand Jon

« Désolé Dame, nous n’avons pas grand-chose d’autre à vous offrir , le fromage n’est pas encore séché et mon fils aîné n’est pas encore revenu de la ferme de Rölf… »

Flore discute, et obtient sans problème une place dans un coin de l’ancien Temple, dans l’alcôve du Chevalier. On lui propose des couvertures. Quand elle aborde le sujet d’un guérisseur, Grand Jon sursaute comme s’il pouvait s’enlever une épine du pied d’un regard.

« Bien sûr, nous avons une guérisseuse… Si Dame veut bien accepter une femme à moitié folle qui utilise le savoir des Anciens Dieux, mais elle a guérit tout le monde ici, je peux vous garantir qu’elle est aussi douée que bizarre. »

C’est parée de cet espoir que Flore sort de chez Grand Jon pour marcher tout droit en direction du Nord. A la sortie du village, adossé à un gibet pour animaux, se trouve la maison de « la Hag ». Des odeurs de putréfaction émane de la maison, moisi végétal, moisi laitier, moisi en tout genre donnent du relief aux coloris brunâtres de la couche indéfinissable qui sert d’isolant sur les murs en bois. Juste avant que le Chevalier ne frappe à la porte, un enfant en sort, le visage déformé par la peur, et un ricanement sinistre et grinçant se fait entendre.


La Hag

« Entre Pucelle, entre, je peux sentir ton parfum d’ici… »

Le bois à l'intérieur est en bon état, plusieurs murs ont l'air même très frais. Flore constate assez vite que l'essentiel des odeurs nauséabondes émane de l'un de ces murs, où sèchent des têtes de rats momifiées, des colifichets, des sacs de végétaux macérés et des peaux en cours de séchage. Si l'on excepte les odeurs, l'intérieur est propre et agréable. Pas tellement ce à quoi s'attendait Flore en entrant. Des pots de terre cuites, toutes dimensions et formats possibles, sont rangés et consciencieusement étiquetés sur des étagères. La vieille femme, est hideuse, il est vrai, et son sourire édenté donnerait mille raisons de l'occire sans lui parler.

"Je peux tout guérir, oui. Sauf la mort... J'ai besoin de voir le blessé, sinon je ne peux rien faire, je ne suis pas devin, Pucelle..."

Elle sourit.



"Je te dois le respect parce que tu es Chevalier... Mais tu n'es pas une Laymore... Tu es... autre chose... je peux le sentir comme je sens que tu n'as jamais connu un homme... Ta gratitude peut valoir très cher oui, très cher... Je ne demande rien aujourd'hui, je demanderais plus tard... En attendant..."

Elle se lève, du moins elle se met debout, car voûtée comme elle est, il lui est difficile de ressembler à autre chose qu'un arbre tordu. Elle étend ses grands bras vers l'une des étagères et en retire un petit pot dont le bouchon est fixé avec de la cire noire.

"Ce sont des herbes sèches, fait en une infusion et cela fera baisser la fièvre, ça ne le guérira pas, mais il passera de meilleurs moments jusqu'à ce que je sois en mesure de le faire. Par contre, il faut enlever la flèche, et ça je ne saurais pas le faire... personne ici ne le saurait et il n'y a pas de Mestre avant le château du Seigneur Leuwon ou l'île des Lionnes... Ne perds pas ton temps à aller en chercher un d'ailleurs, ton ami n'y survivrait pas. Il va te falloir l'aider seule. Ensuite, je pourrais intervenir, s'il survit..."

Elle s'agrippe soudain au bras de Flore, d'une poigne peu crédible pour une femme d'un tel âge. Ses yeux luisent d'une certaine forme de malice quand elle énonce :

"Tu es belle, très belle... Trop belle... C'est ta malédiction... Tu es très attachée à ton frère... Ne t'y attache pas trop... Cela ne saurait tarder..."

Le géant refuse les pièces avec politesse. Il ferme les yeux.

"Prenez tout ce que vous voulez, tout ici appartient au Seigneur de Laymore... Vous savez, j'ai servis sous ses ordres il y a plus de dix ans, j'étais simple piquier dans une troupe assemblée à la hâte contre des Pirates Fer-Nés qui avaient déjà ravagés nos réserves. Nous n'avions aucune expérience du combat, nous étions terrorisés, nous avions peur pour nos familles... Il nous a insufflé une telle rage qu'aucun Fer-Né n'a retrouvé son bateau vivant. Si aujourd'hui je peux tenir mes huits enfants dans mes bras c'est parce qu'il nous a appris qu'il défendait sa terre avec sa vie, comme nous le ferions nous-même, qu'il était l'un de nous. La leçon vaut bien une charrette..."

Grand Jon, les larmes aux yeux, sort précipitamment de la pièce, quand Flore sort, une charrette garnie de foin, tirée par un petit âne robuste, est prête. Grand Jon et son fils, un autre rouquin de seize ans aussi prometteur que son père pour la taille, aident à porter Langres sans heurt. le fils de Grand Jon a une moue étrange en aidant à placer Langres... Il le dévisage, plisse les yeux, et finit par lâcher :

"Je le connais père... J'ai déjà vu cet homme."
"Quand ?"
"C'est le gardien du vieux cimetière, c'est lui qui m'a montré la tombe de Grand-Père."

Grand Jon fronce ses monumentales arcades et passe une de ses énormes mains sur son menton osseux.

"Mais... Tu étais tout petit, c'est impossible, il devrait être bien plus vieux aujourd'hui, tu dois te tromper."

Le fils de Grand Jon n'insiste pas, il hausse les épaules, mais son visage montre clairement qu'il pense avoir raison. la Hag n'avait pas tort, la fièvre est partie, mais Langres a toujours un teint violacé. Depuis quelques heures, sa respiration se fait sifflante. Ses lèvres prennent une teinte pâle. Martin ne dit rien, mais ses observations rapprochées du visage de Langres en disent long. Alors qu'ils arrivent devant la Maison de la guérisseuse, Kraken est pris d'une sorte de très brève convulsion... Il s'immobilise... Et reprend sa marche, passant devant tout le monde pour entrer dans la maison...

Kraken se couche avec nonchalance contre le corps de Langres. Ses grands yeux sauriens regardent le vide avec insistance, puis se trouvent fascinés par le feu. Flore connait son animal. Et là elle ne le reconnait pas...

La Hag s'empresse, elle ne sourit plus avec mystère, elle n'a plus de lenteurs précieuses, elle verse les herbes dans les bols, passe d'étranges brouets au dessus de son feu, hume, goûte, rajoute, pèse, évalue à l'oeil, respire... De temps à autre, elle ose un oeil vers le lézard...

Langres respire doucement, le sifflement s'est calmé, son corps semble dormir profondément...

La guérisseuse se décide à répondre à Flore:

"Non, non, je n'ai besoin de rien, mais si vous vouliez bien passer votre main dans le feu, j'aimerais satisfaire ma curiosité afin de me détendre un peu.. Ce qui serait loin d'être inutile..."

Flore est perdue dans ses pensées, ses souvenirs, le bonheur futur d'un bain chaud tous les jours lorsque...

La Hag se saisit de la main de la jeune femme, elle a surgit de nul part, et d'un geste brutal, plonge doigts, paumes et poignet dans le coeur des flammes. Le rouge et l'orangé dansent sur les rides et les sillons de la vieille, ses yeux sont une interrogation avide, si bien que Flore reste pétrifiée l'espace d'une poignée de seconds, son regard plongé dans celui de la guérisseuse... C'est cette dernière qui brise le silence en retirant des flammes une main brûlée à la chair légèrement roussie. Une odeur de poil brulé envahit l'atmosphère, et soudainement libéré de l'étrange regard de la veille, Flore lui assène par un réflexe tardif, un violent coup de pied qui la fait choir, renversant un tabouret et un panier de foin séché au passage.

Alors que la colère l'emporte sur la raison, le chevalier poursuit son mouvement et s'apprête à lever l'épée... D'une main totalement indemne... La Hag fixe la main en riant, malgré son genou probablement abimé et sa main brûlée. Elle rit, de joie.